(Note au lecteur : c'est un peu long mais les moutons sont bavards, vous aviez remarqué comme ils bêlent tout le temps ? Si vous êtes pressé cherchez les petites synthèses de Mouton Pratique qui émaillent ce compte-rendu... elles vous donneront peut-être envie de lire le reste !)
Ah le joli troupeau que voilà ! Ca se bouscule à l'entrée de la bergerie, encore plus que d'habitude. On se grimpe dessus, on se cogne, ça bêle à tout va... il a fière allure, le tout nouveau Conseil Politique des Moutons Noirs, en ce jour historique de sa première séance plénière ! On sent que les cervelles ont bien bouillonné, que de savoureux gros mots idéologiques ont été imaginés, ou glanés dans d'autres bergeries. Tous s'installent confortablement près des mangeoires, la soirée risque d'être longue... Mouton Noir hausse la voix :
- Ces derniers jours, toutes les bergeries frémissent des mêmes analyses savantes sur les explications de la déroute. Les politologues patentés ou amateurs sont intarissables. Beaucoup en arrivent aux même conclusions : les fondamentaux, l'idéologie, la stratégie média. Ces questions sont brillamment posées de toutes les façons possibles, mais pour ce qui est des réponses, c'est plus compliqué... Alors mes chers moutons noirs, je vous rappelle notre feuille de route : du contenu, des propositions, de la Politique avec un grand "P" (donc de l'idéologie). Le tout sans avoir peur de dire n'importe quoi, nous compterons sur les moutons de toutes les couleurs pour nous corriger !
- Abrège ! l'interrompt Mouton Pratique.
- Bon, bon, allons-y. Notre thème aujourd'hui : les sans-papiers. Quelques éléments de réflexion avant de vous laisser la parole. D'abord ce mot d'ordre : "régularisation de tous les sans-papiers". N'importe quoi ! Il n'a de sens que s'il s'inscrit dans une politique globale nécessitant des changements radicaux dans de nombreux domaines : économie, droit du travail, politique internationale (et pas seulement aide au développement), institutions internationales, etc. Il faut des pages et des heures de discours pour expliquer la cohérence de ce mot d'ordre. Alors le mettre en avant quand on est inaudible et qu'en plus on n'est même pas clair sur ces changements radicaux à opérer, c'est suicidaire médiatiquement. D'autant plus que l'on a un accès restreint aux médias. On est immédiatement catalogué "rêveur humanitaire" ou "dame patronnesse" et la caméra passe à autre chose... par exemple à quelqu'un qui affirme que c'est donner un signal fort aux réseaux de passeurs et qu'en plus nous n'avons pas "vocation à accueillir toute la misère du monde". Et c'est parfaitement logique... si on se résigne à ne rien vouloir changer au monde qui nous entoure. Ce dont se garderait bien la grande brebis rose qui n'avait rien à lui répondre. Alors que cette affirmation n'appelle qu'une seule réponse : "non, en effet, la misère du monde, nous n'avons pas vocation à l'accueillir, mais à l'éradiquer : ça sert à ça la politique ! Si pour vous c'est juste de jouer au garde-barrière, il fallait rester Ministre de l'Intérieur !" Bon allez, j'ai assez causé. Qui a quelque chose ?
- Moi ! s'exclame Mouton Syndical. Vous vous souvenez de la blanchisserie Modeluxe de Chilly-Mazarin ? 22 sans-papiers menacés de licenciement après avoir été exploités pendant des années. Ils refusent et se mettent en grève. Les autres salariés les rejoignent : ils sont plus d'une centaine de grévistes solidaires. Les sans-papiers travaillaient 6 jours sur 7, les autres 5 sur 7. Les heures supplémentaires n'étaient presque jamais payées ("travailler plus pour gagner plus" ça vous dit quelque chose ?) et les conditions de travail très dures pour tout le monde. Voici les mots de l'une des grévistes solidaires : "la grève que l'on fait, c'est pour le bien de tous, pour pouvoir travailler dignement" (L'Humanité – 5 octobre 2006).
- Oui, dans de telles situations, la fraternité ouvrière l'emporte sur la mise en concurrence de tous contre tous ! s'enflamme Mouton Sentencieux. Si un travailleur accepte que les droits d'un collègue soient bafoués, alors... son tour viendra ! Et il le sait.
- Exactement. Dans leur immense majorité, les sans-papiers ne sont pas des oisifs qui viennent manger nos allocations, mais des travailleurs qui bossent dur dans des conditions d'exploitation qui préparent la casse des droits de tous les travailleurs.
- Meeeerde... Tout le monde se retourne vers Mouton Rouge (et oui, certains moutons noirs sont rouges, vous n'êtes pas au bout de vos surprises). Ecoutant jusque là distraitement, celui-ci ouvre de grands yeux affolés : mais alors, un parti dont les seules positions médiatiques sur les sans-papiers seraient le mot d'ordre "régularisation de tous les sans-papiers" et le soutien à RESF ne ferait donc qu'accentuer cette situation : faire passer tous les sans-papiers pour des oisifs avec qui nous devrions être charitables ? Il faciliterait donc de fait le boulot des moutons blancs quand ils expliquent que nous n'avons pas vocation à accueillir toute la misère du monde ?! Mais alors à Bercy, au lieu de faire pleurer avec le film de RESF nous aurions dû faire rugir de rage solidaire et d'envie d'en découdre avec un film sur Modeluxe ? Il faut que je vous laisse ! Le regard fou, Mouton Rouge se lève en sursaut et s'élance ventre à terre en direction de la Bergerie Fabien...
- Heureusement qu'il y a d'autres moutons rouges parmi nous, reprend Mouton Noir, parce que si on en perd un à chaque fois qu'ils voient la lumière, on va finir par devoir fermer les portes pendant la séance ! On compte sur eux quand même, c'est le dernier parti de militants qui puisse contribuer efficacement à la contre-attaque (la preuve : certains comprennent vite) ! Bon mais c'est un peu décousu tout ça. Concrètement, on propose quoi ? Mouton Pratique, tu ne peux pas nous faire une petite synthèse courte et bien serrée comme une botte de foin ?
- Hummm... Un peu comme ça ? :
Petite synthèse de Mouton Pratique
- Action militante : identifier les situations d'exploitation des sans-papiers au travail, les mettre en avant, soutenir les grèves de solidarité entre travailleurs avec et sans papiers.
- Mot d'ordre : "avec ou sans papiers, même respect pour tous les travailleurs !"
- Projet de loi : tout salarié sans-papiers saisissant la justice ou l'inspection du travail pour faire respecter ses droits de travailleur bénéficie d'une immunité en ce qui concerne sa situation administrative. Les parlementaires qui prétendent respecter le travail et ceux qui bossent dur pour s'en sortir ne peuvent qu'être favorables à cette loi. Ou alors ils se moquent du monde et il faudra le faire savoir !
- Ah ben voilà, c'est parfait. Maintenant que tu as commencé tu nous feras la même chose à chaque fois ! Bon, quelqu'un a autre chose à nous proposer ? Et "toute la misère du monde", vous l'avez oubliée ?
- Ouais, attend, z-y-va ! intervient Mouton Racaille. Moi depuis ce matin en sortant de ma cité j'ai été contrôlé par la police municipale, dans le RER par la RATP (deux fois !), à Châtelet par des flics en uniforme, dans la rue par ceux en civil... ça fait cinq fois dans la même journée ! Et Modeluxe, depuis ce matin, ils ont été contrôlés combien de fois ?
- Ah merci mon frère ! s'exclame Mouton Syndical. Tu pourrais aussi parler des rafles de sans-papiers qui se multiplient dans Paris. Pendant ce temps-là, il n'y a que 1300 Inspecteurs et Contrôleurs du Travail pour toute la France, soit un agent pour 1200 établissements et 11500 salariés ! Ainsi, certaines entreprises ne sont contrôlées qu'une fois... tous les dix ans ! (cf. dossier paru dans Alternatives Economiques – juillet/août 2005) On voit bien que la loi ne s'impose pas de la même façon pour tous, et qu'il s'agit d'une politique délibérée... Il est beaucoup plus facile et moins risqué d'enfreindre le code du travail que le code civil ! "Etat impartial"... tu parles !
- OK, voyons ce que Mouton Pratique peut nous proposer là-dessus :
Petite synthèse de Mouton Pratique
- Action militante : identifier les infractions au code du travail, en particulier celles dont les sans-papiers sont victimes, et établir des "procès-verbaux citoyens" adressés aux autorités et à la presse, en rappelant qu'ils auraient dû l'être par l'Inspection du Travail.
- Mot d'ordre : "patrons voyous : même flicage que pour les travailleurs sans-papiers !"
- Projet de loi : reconstruire un grand service public de l'inspection du travail. Si "les honnêtes gens n'ont rien à craindre de la police", alors le patronat ne peut qu'être d'accord avec cette proposition, qui ne peut gêner que les rares brebis galeuses (comptez sur les moutons noirs pour les repérer !).
A cet instant de tumultueux bêlements en provenance de l'entrée viennent interrompre la séance. Un mouton rayé multicolore passablement excité parvient jusqu'au fond de la bergerie malgré l'intervention de Mouton Sécurité, complètement débordé par la situation :
- Les moutons noirs doivent reconnaître les droits des LGBT !
- Mais c'est quoi ça encore ? s'interroge Mouton Noir.
- LGBT : Les Gais Brouteurs de Travers ! Notre droit à la différence doit être reconnu, l'orientation du broutage ne doit pas être un facteur de discrimination !
- Bon OK, mais on essaye de parler d'un seul sujet à la fois. Déjà que les sans-papiers ça nous emmène loin... Mais c'est d'accord, on essaiera de parler des LGBT. Mouton Sécurité, tu peux raccompagner gentiment notre camarade ? Et fermer cette porte ? Merci. Bon on en était où ?
- A la misère du monde qu'on ne peut accueillir.
- Ah oui, quelle phrase étriquée, indigne d'un Chef d'Etat ! s'emporte Mouton Sentencieux. Comme si le champ d'action de la politique se limitait à celui du Ministère de l'Intérieur. Non, un Etat comme la France, l'une des plus grandes puissances économiques de la planète, ne doit pas se résigner face à la misère du monde, ou alors il faudrait accepter que la politique ne serve plus à rien, sauf à maintenir l'ordre et les gens à leur place pendant que l'économie néolibérale les broie !
- Justement, poursuit Montant Syndical. Les sans-papiers, c'est un peu de la misère du monde que l'on importe chez nous pour l'exploiter ! Lutter contre cette exploitation ici c'est commencer à l'éradiquer partout. Car en obligeant les entreprises françaises à respecter le droit du travail et à rémunérer décemment les salariés, elles hurleront à la mort en expliquant qu'elles ne sont plus "compétitives". On posera donc le problème de la compétitivité internationale...
- Nous y voilà ! rebondit Mouton Noir, sur un thème qu'il affectionne tout particulièrement. On pourra alors ouvrir un grand débat national sur les solutions politiques à apporter au fléau des délocalisations : avec un volet défensif pour protéger notre économie, et un volet offensif pour améliorer les conditions de travail et le niveau de vie dans les pays en voie de développement. En réduisant la misère du monde, on commencera à régler le problème des sans-papiers. Mais cette question de notre insertion dans l'économie mondiale et de nos relations internationales est tellement vaste et il y a tant à dire que nous y consacrerons une séance complète du Conseil Politique des Moutons Noirs. Avant de passer à la suite, tu as la parole Mouton Pratique.
Petite synthèse de Mouton Pratique
- Action militante : détecter toutes les délocalisations et centraliser l'information au sein d'un "observatoire citoyen des délocalisations" pour montrer que ce phénomène continue, s'amplifie... et se poursuivra tant qu'une solution politique ne sera pas donnée.
- Mot d'ordre : "les délocalisations ne sont pas une fatalité ! ici et ailleurs, la politique peut éradiquer la misère !"
- Projet de loi : mise en place de mécanismes protectionnistes intelligents et finançant l'aide au développement des pays partenaires.
- Meeerde... ! s'exclame un autre Mouton Rouge. Mais nous l'avons déjà élaborée et proposée cette loi ! Elle est fondamentale et nous n'y avons consacré qu'une seule ligne dans le programme présidentiel de Marie-George, alors que ce fléau angoisse tous les Français... excusez-moi ! Il se met sur ses pattes et s'enfuit à toute allure... pour s'écraser contre la porte restée fermée depuis l'intervention du Mouton LGBT.
- Mouton Sécurité, laisse-moi sortir ! C'est bientôt les législatives, il faut que j'aille à la Bergerie Fabien pour en parler avec mes camarades, nous devons mettre en avant ces propositions politiques qu'en plus nous avons élaborées, au lieu de faire une campagne implorante en dressant le catalogue des droits et aides que nous quémandons, sans montrer d'abord comment nous voulons et pouvons changer les règles du jeu pour que tout ceci devienne possible !
- C'est pas grave, attends la fin. De toute façon, des moutons noirs ont déjà écrit des choses sur les délocalisations pendant les présidentielles, sans grand effet sur la campagne des moutons rouges. Tant mieux si tu es convaincu, mais reste avec nous pendant que la Bergerie Fabien se préoccupe de cuisine électoraliste.
- Oui mais il faudrait que l'on ait des députés !
- Entièrement d'accord avec toi, mais pour ça il faudrait avoir autre chose à dire aux électeurs que "nous on est plus à gauche que les autres" ou "la résistance c'est nous"...
- Eh ! Oh ! Mouton Rouge et Mouton Sécurité, vous continuerez plus tard ! intervient Mouton Noir. Revenons à nos moutons ! Que se passerait-il si des régularisations massives intervenaient ? D'après les moutons blancs, ça serait la fin du monde, la déferlante organisée par de puissants réseaux mafieux...
- N'importe quoi ! Prenons le cas de l'Espagne que notre nouveau Président nous cite souvent en exemple. Elle a régularisé 700 000 clandestins en 2005, pour le plus grand bien de son économie et de ses finances publiques, et aujourd'hui elle compte beaucoup moins de chômeurs que nous, c'est même quasiment le plein emploi d'après notre Président ! Même chose en Italie qui a régularisé 700 000 sans-papiers en 2003. Alors ? En fait "l'importation" des sans-papiers arrange bien le pouvoir économique, qui a besoin ici de main d'œuvre corvéable.
- Ca me fait penser à la centrale EDF de Porcheville où des ouvriers Polonais ont été amenés par un sous-traitant, payés 400 euros par mois et dormant sur des matelas posés par terre. Ils n'étaient pas des sans-papiers car ils venaient de l'Union européenne, mais la logique est la même.
- Pour cesser cette exploitation, on doit régulariser les sans-papiers et rétablir leurs droits, mais il est également indispensable de mettre en œuvre les autres mesures que nous avons proposées, c'est-à-dire de rétablir la primauté de la politique sur l'économie, et du travail sur le capital. Devenues inutiles, ces filières disparaîtront rapidement.
- Alors Mouton Pratique, tu nous proposes quoi sur ce sujet des régularisations ?
- Mmm... là va falloir innover :
Petite synthèse de Mouton Pratique
- Action militante : sur le terrain, apporter notre appui opérationnel aux luttes contre les expulsions et pour les régularisations, en mettant l'accent sur la solidarité avec les travailleurs sans-papiers et leurs familles.
- Mot d'ordre : rien, aucune prise de position médiatique sur les régularisations des sans-papiers. Si nous sommes interpellés par les médias, voici quelle doit être notre réponse : "Il s'agit d'une question humanitaire à laquelle se consacrent des associations. Notre rôle est tout autre : faire de la politique pour changer le monde. Et c'est possible : nous proposons de défendre les droits de tous les travailleurs, avec ou sans papiers ; de poursuivre les patrons voyous qui les exploitent ; et de lutter contre les délocalisations pour éradiquer la misère qui pousse les sans-papiers à venir se faire exploiter ici."
Alors que Mouton Sentencieux s'apprêtait à reprendre la parole, des ronflements attirent le regard de tous vers l'entrée : Mouton Rouge et Mouton Sécurité se sont endormis l'un contre l'autre, et les deux contre la porte.
- Camarades, conclut Mouton Noir, en tirant sur le fil des sans-papiers qui dépassait de la pelote de laine idéologique, nous avons abordé de nombreux sujets. Ce qui a le mérite de confirmer l'importance centrale de cet enjeu, et de mettre cruellement en lumière l'absence totale de confrontation idéologique que nous avons connue pendant la campagne présidentielle. Mais certains de ces sujets devront à leur tour être déroulés lors de nos prochaines séances, en espérant que cela serve à quelque chose.
Fraternité Négrovine !